Lettre éco n 64 : Quand les langues se délient sur le chômage ... et le conflit de classe

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Il suffit parfois de quelques phrases pour que la réalité crue du conflit entre le travail et le capital saute aux yeux. On se souvient par exemple de la fameuse sortie de Warren Buffet en 2006 dans le New York Times : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui la mène, et nous sommes en train de la gagner. » Un milliardaire australien vient, au détour d’un discours, de livrer un laïus similaire.

Le discours dominant (celui, notamment, des haut·es-fonctionnaires, des « top managers », des politiques et des expert·es médiatiques) est d’ordinaire marqué par une sophistication technique qui éloigne le monde du travail des décisions qui les concernent en premier chef.

Il en est ainsi des présentations des stratégies d’entreprise, où les indicateurs chiffrés et les formules creuses dans des présentations Powerpoint masquent mal la violence sociale des décisions prises par les possédant·es, qui ne paient jamais le prix de leurs errements stratégiques. Le chômage est alors présenté comme inéluctable, résultant de problèmes techniques et économiques complexes, que le commun des mortel·les ne peut comprendre – les voies du profit sont impénétrables.

Il en va de même pour les questions économiques plus générales, comme la question monétaire. Indépendante, la Banque centrale européenne a pour mandat de stabiliser l’inflation. La hausse des taux continue depuis plusieurs années aura, comme elle le reconnait elle-même, pour conséquences une croissance moindre, et surtout un chômage plus élevé. Appréciez les termes de François Villeroy de Galhau : « Nous pouvons avoir une approche graduelle, mais nous ne devons pas être lents et retarder la normalisation jusqu’à ce que des
anticipations d’inflation plus élevées nous obligent à des relèvements de taux agressifs », expliquait-il il y a un an. C’est technique, et cela semble inévitable. Derrière cette décision se cache pourtant une autre réalité politique : l’inflation n’a rien à voir avec les hausses de salaires, mais tout à voir avec une « boucle prix‑profits »… sur laquelle la hausse des taux n’aura aucune prise. Autrement dit, nous pourrions avoir la hausse du chômage… sans le ralentissement des prix.

On ne peut comprendre la question du contrôle de l’argent que si on comprend l’enjeu de classe qu’il recouvre. Jerome Powell, président de la FED3, expliquait en 2022 que « le marché du travail américain était en pleine effervescence de manière insoutenable. C’est notre travail de le ramener à un meilleur endroit. »

Autrement dit, pour calmer les hausses de salaires, et partant le risque d’une diminution des profits, il va falloir accepter plus de chômage. C’est toujours habilement dit, mais l’idée est là.

Et puis parfois, les langues se délient, et les mots se font plus clairs, plus brutaux. Ainsi des déclarations sans équivoque de Tim Gurner, magnat de l’immobilier de luxe australien jusqu’alors méconnu, lors d’une conférence le 12 septembre dernier : « Le problème que nous avons eu, est que les gens ont décidé qu’ils ne voulaient plus travailler autant depuis le Covid, et que ça a eu un impact colossal sur la productivité. […] Ils ont été payés cher pour ne pas faire grand-chose ces dernières années, et nous avons besoin que ça change. […] Nous
avons besoin que le chômage augmente. Le chômage doit bondir de 40-50 %, de mon point de vue. Nous avons besoin de voir de la souffrance dans notre économie. Nous avons besoin de rappeler aux gens qu’ils travaillent pour leur employeur, et non l’inverse. Il y a eu un changement systématique avec des employés qui estiment que l’employeur a énormément de chance de les avoir, et non l’inverse. C’est cette dynamique qu’il faut changer. Nous devons écraser cette arrogance, et ça doit se faire en faisant souffrir l’économie. »

Parfois, les mots échappent à la classe possédante, et tout ce qui est « non-dit », refoulé, ou caché explose en pleine lumière. Pour continuer à croire que le conflit de classe est un vestige du passé, il faut de bien épaisses oeillères…

 

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